Enfances cruelles

"Du jeu au rêve, de l'amour à la haine, l'imaginaire enfantin transcende et modèle une réalité souvent insupportable. Le refus engendre l'étrange, ouvre sur le fantastique qui baigne l'atmosphère très originale de ces nouvelles, à la fois cruelles et tendres, souvent drôles et toujours émouvantes"

Un mamours de chien

Maxime a six ans. La pièce où est attablée la famille plonge soudain dans le noir. Et pourtant quatorze heures sonnent au clocher de l’église proche. Une nuit d’encre percée ça et là de trous de lumière. Papa a mal tiré les rideaux.

Maxime se lève de sa chaise pour les écarter. Il veut vérifier si la nuit est vraiment tombée d’un bloc ou si c’est une astuce. Son amie la lune joue-t-elle le jeu du noir en plein jour ?

Soudain, il se sent retenu, possédé par une force supérieure qui le cloue sur place. Et si la lune dormait ? Si elle n’était pas à ce rendez-vous improvisé ? Il se ronge d’interrogations enfantines. Les adultes n’y répondent pas ou les tournent en dérision.

La complicité improbable qu’il recherche chaque soir avant de s’endormir lui manquerait comme un déchirement. Après le départ de sa mère qui dépose une tendresse sur son bout de nez - baiser rituel seul capable d’éloigner l’ogre tapi sous le lit, toujours prêt à croquer cet endroit que Maxime n’arrive pas à garder à l’abri sous les couvertures-, Maxime se relève. Il écarte les rideaux, lève les yeux vers le ciel.

Deux lèvres épaisses trouent l’obscurité, dessinant une bouche rieuse qui, l’enfant s‘en persuade chaque soir, veut lui transmettre un message. Un jour, il sera assez grand pour le déchiffrer. Pour l’instant, elles restent closes, muettes sur leur secret.

D’autres nuits, la lune enfle les joues, se fait une tête toute ronde. Maxime l’imite en gonflant les siennes d’air qu’il souffle ensuite le plus lentement possible.

Les nuits hantées par l’ogre sont celles où la lune boude. Elle ne se montre pas. Les femmes sont versatiles, Maxime l’a bien compris. Elles jouent avec les nerfs des hommes. Maman le fait très bien. Mais Maxime n’est pas encore un homme, ce n’est qu’un enfant qui voudrait continuer la conversation du regard qu’interrompt chaque matin l’indiscret soleil qui met en fuite son amie.

L’ogre n’arrête pas de gigoter sous la carpette. Il se plisse, se détend, joue à cache-cache avec les pieds de Maxime dont les doigts s’écartent pour garder l’équilibre. Vingt fois, il fait le tour du lit, grimpe dessus et reprend son tourniquet. A vous tourner la tête. Vingt fois, l’ogre manque réussir son croche-pied.

Maxime n’en peut plus ; ses petites jambes crient grâce. A bout d’efforts, il se jette sur le rideau qui révèle une nuit toujours nuageuse. Son amie l’abandonne à l’ogre qui rit sous le lit. S’il pouvait s’étouffer avec ses pantoufles, quel soulagement !

Ah, si maman permettait à Loupiot de dormir près de lui les nuits sans lune ! Il ne ferait qu’une bouchée de l’ogre, le croquerait en deux de ses canines acérées. Maxime serait rassuré par cette présence chaude et tendre. Boule de poils ocre, coeur battant d’amour gratuit et fécond. Mais elle ne veut pas. Maxime est un grand garçon qui n’a pas peur du noir.

Ce n’est qu’au petit matin que, l’ogre enfin disparu, Maxime s’endort. Fatigué mais riche d’une nouvelle victoire.

Aujourd’hui, c’est son anniversaire. Six étoiles scintillent au firmament du plafond, suspendues entre ciel et terre. Elles se trémoussent de joie de fêter l’enfant. La soudaine lueur lui fait tourner la tête, efface les fantômes relégués aux oubliettes.

Il ne distingue pas encore le gâteau dans lequel elles sont plantées mais il le devine. Maxime voudrait courir vers elles et les emporter plus vite sur la table. Mais papa fait durer l’attente.      

Dans son excitation, son pied donne un coup malencontreux à son chien qui est à ses pieds, sous la table. Il le considère comme le sien puisque c’est lui, Maxime, qui le promène, lui donne sa pâtée. Le chien niche de préférence sur les pieds de son jeune maître, quitte à être perclus de bleus. L’amour se mesure au sacrifice consenti.

C’est un épagneul à la queue toujours en éveil, du moins jusqu’à cette maladie qui l’oblige à porter un slip pour cacher les méfaits de l’érosion intérieure. Sa pudeur naturelle le pousse maintenant à réfréner ses impulsions et à manifester autrement ses émois. La queue repose, tranquille, entre les pattes arrière, même si quelquefois elle se laisse aller à battre l’air de contentement. Un caractère si enjoué ne se laisse pas facilement éteindre.

Loupiot respire la tendresse. Maxime et lui ont grandi en même temps. Chacun a servi d’ours à l’autre, gravant des câlins passionnés dans les mémoires. D’ordinaire, le chien s’assoit dans le confort du fauteuil qu’on lui a attribué un jour de bonté, niche de luxe plantée dans un coin du salon. De cette estrade coussinée, il espère dominer la situation. Droit comme un i, la queue battante entre deux barreaux, la patte avant droite prête à la politesse ou à la supplication d’une caresse renouvelée. Insatiable cabot en quête d’amour éternel.

Il jappe une première fois. Timidement. Sa maîtresse apprécie modérément ses démonstrations et décisions unilatérales, surtout à une heure de petite écoute. Elle le lui a fait savoir à plusieurs reprises. Loupiot distingue mal les heures d’école et les temps d’amusement. Pour lui, qui ruisselle d’amour à donner et à recevoir, l’existence est faite de jeux, entrecoupés de repas consistants.       

Il jappe une deuxième fois. Un tantinet plus haut dans la tessiture. Juste de quoi alerter son ami sans énerver la maîtresse. A peine de quoi se faire remarquer.

Le résultat négatif l’impatiente. Le balancier de sa queue en témoigne : Il s’énerve. Il hausse le ton. Un aboiement encore modéré, supportable mais plus vindicatif. D’un ton qui signifie : Je suis prêt ; j’attends ! Et vous savez bien que j’ai horreur de ça !

Devant le peu de cas qu’on fait de sa solitude, trois attitudes s’offrent à lui : Faire un somme, aller voir pourquoi on l’ignore aussi superbement ou aboyer jusqu’à l’extinction de voix. D’ordinaire, il choisit la deuxième. Sa curiosité le titille trop. L’événement qui retient loin de lui son jeune maître doit être hautement intéressant. Il serait peut-être bon de ravaler sa fierté et d’aller voir. Ne serait-ce que pour être au courant !

Aujourd’hui, il opte pour la dernière : l’aboiement intempestif et de moins en moins contrôlé. JUSQU'A CE QU’ON S’OCCUPE DE LUI !

Il a besoin de mamours tout de suite et sans relâche, jusqu’à l’abandon de la main caressante. Sa patte à lui est toujours prête à se lever pour en redemander. On pourrait afficher entre ses pattes : « CE CHIEN PREFERE L’AMOUR A LA PATEE ».

Loupiot se racle la gorge, respire à pleins poumons et hurle. Lancinant appel à la solidarité humaine qu’il ne met pas en doute. Aucun être humain ne peut rester insensible à sa douleur. Les modulations dont il agrémente ses aboiements déchirent l’âme. Il ne hurle plus, il gémit. Il se parle à lui-même, tente de se persuader que le silence de l’homme, bon par nature, n’est qu’une taquinerie de plus. Que Maxime va débouler les doigts pleins de confiture de fraises et que, lui, Loupiot, chien dévoué, va se faire un plaisir (un devoir ?) de les nettoyer jusqu’à la moindre trace. Avant que l’enfant ne les essuie sur sa toison dorée. La confiture pleine de poils collés, il n’apprécie guère. Par contre, la confiture de fraises, il adore.

L’enfant paraît enfin. Sans tartines dans les mains. Dommage, Loupiot avait une petite faim.

Maxime serre la patte proposée. Très fort. Trop. Loupiot supporte la souffrance en silence ; il faut souffrir pour être aimé.

Maxime lève la main haut ; Loupiot la suit du regard avide du frustré. Elle dessine des circonvolutions dans l’air. Le chien essaie de deviner sa trajectoire afin de l’intercepter d’un revers de nuque.

Raté ! Le deuxième essai rapporte plus. La main, surprise, retombe sur son dos. Il suffit maintenant de s’ébrouer avec une savante lenteur pour apprécier le contact et s’en imprégner. Ah, quel bonheur !

L’attente se sublime dans ce mariage d’une paume d’enfant à l’exquise tendresse et cette crinière hérissée d’extase incomparable.

Doucement ! Calmement ! Loupiot jouit les yeux mi-clos, conscient de ce moment unique qu’on lui a refusé si longtemps. La caresse s’éternise, meurt pour renaître. Maxime offre une main agile, experte. Loupiot la reçoit comme un cadeau. Union parfaite de deux âmes vibrant d’une onde d’amour.

La main s’est lassée mais le puits regorge de trésors. La truffe sens dessus dessous hume le corps enfantin. Elle inspecte, coquine, chaque parcelle qui révèle l’odeur tant aimée. C’est bien elle ; c’est bien lui. Elle et lui ne font qu’un et ça lui plaît. Baiser mouillé d’une truffe chavirée, dégoulinante d’amour d’où sourdent des traînées d’humanité sur le pull tout neuf. Maxime ne s’est pas aperçu des dégâts qui perdurent. Jaillissements incessants de délire mal contrôlé. Langue névrotique qui lèche à tout va : menton, bout de nez, doigts, jambes. Maxime doit s’essuyer à plusieurs reprises tant il baigne dans la salive. Impossible de maîtriser ce flot. Le seul moyen d’échapper à la noyade est de refluer vers le port, d’abandonner le navire.

 

Pour se faire pardonner son coup de pied, Maxime déchire un petit bout de gâteau qu’il pose avec précaution dans sa paume. Il glisse sous la table, rejoint son ami. La nappe les protège des indiscrétions. Intimité de deux êtres pétris d’amour.

Maxime s’approche de la tête de Loupiot. Son regard se pose sur le slip maintenu par des épingles, se brouille furtivement de larmes vite refoulées. Ne pas pleurer un jour d’anniversaire. Il aimerait tant caresser encore une fois ce poil soyeux mais l’interdit retient sa main. Sa mère lui a fait comprendre que la maladie gagne du terrain, érode les chairs. Il vaut mieux s’abstenir de toucher. Interdit également de lui donner à manger directement : la langue lèche l’endroit fatal. Maxime présente le cadeau devant le museau qui se soulève, renifle. L’œil remercie tandis que l’autre guigne.

Le gâteau est englouti avant même que Maxime ait pu esquisser un geste. La tête repose à nouveau, apparemment indifférente aux cris du dessus. Tapage finalement réconfortant.

Là-haut, on réclame le héros de la fête. Son visage réapparaît prestement, sourire aux lèvres, œil coquin.

 

Le lendemain, Maxime est reposé. L’ogre a daigné le laisser tranquille. Il griffonne vaguement sur une feuille de papier les minutes interminables lorsqu’un bruit infime lui fait tourner la tête. Loupiot pénètre dans la chambre, silencieux mais tellement présent. Un impérieux besoin d’amour l’y fait se traîner. La force lui manque pour se lever. Le voyage qui s’annonce requerra bientôt tout son courage.

Comme s’il avait choisi l’entrée de la chambre pour franchir le pas, il s’arrête. La tête à l’intérieur, le bassin et les pattes arrière dans le couloir. Hésitant une dernière fois entre cette vie qu’il aime et cette mort qu’il ignore, il quête une aide. Il est venu la chercher là et pas ailleurs. Il veut mourir dans les bras de son jeune maître, non pour lui faire de la peine mais pour montrer sa préférence. Il veut emporter de lui une ultime étreinte qui l’aidera à partir. Maxime en donne de si douces, de si affectueuses !

Maxime se penche sur Loupiot avec une tendresse infinie. Sa main se pose sur son cœur, tic-tac essoufflé. Il l’écoute prononcer les mots muets qu’il a appris auprès de lui. Personne ne lui parlera plus jamais comme ça.

Il sent la vie quitter Loupiot. Il l’accompagne. A deux, le chemin paraît moins long.

A quoi pense Loupiot. A l’oubli qui ravagera bientôt sa mémoire. Oubli olfactif, tactile, auditif.

Maxime se dit qu’aucun chiffon n’effacera cet ami gravé à tout jamais dans son cœur. Les années patineront simplement son souvenir resté vivace. Un cri jaillit soudain de la poitrine de Loupiot. Cri de salut fraternel et de réconfort pour ce départ vers l’inconnu.

Loupiot, incorrigible, lève la patte sur l’éternité retrouvée.

Ce soir, la lune peut dormir sereine. L’ogre ne taquinera plus jamais Maxime.

 

 

Cette nouvelle est parue dans le recueil sous le titre "l'anniversaire"