Nouvelle

                      LES MOTS DE SANG

 

 

« Ecrire, écrire ! » se répétait-il souvent. Il aimait écrire. C’était sa passion, sa joie d’exister, son bonheur d’être.

Son esprit vibrait d’effervescence continuelle. Les mots jaillissaient en gerbes colorées. N’importe quel support faisait l’affaire : un bout de papier apporté par le vent qu’il attrapait au vol, le dos d’une facture, l’envers d’une lettre qu’on lui adressait. La nappe de papier des restaurants se retrouvait noire de ses phrases. Il la déblayait du superflu : sel, poivre, cendrier. Il poussait dans un coin l’assiette qu’il avait remplie des couverts et du verre, sortait de la poche intérieure de son blouson un simple stylo à bille et se mettait à écrire. Le serveur ne se formalisait pas de cette attitude ; il avait l’habitude de ce client particulier qui prenait ses aises. Le patron le regardait d’un œil bienveillant dans lequel on discernait quelquefois une pointe de désabusement : les gens ont des drôles de manie mais le principal était qu’il ne dérange personne.

Perdu dans ses pensées, il remarquait à peine le garçon qui venait de temps en temps s’enquérir de ses désirs et de l’état d’avancement du projet qui s’élaborait devant ses yeux. Les phrases s’alignaient en rangs de plus en plus étroits à mesure que le bas de la nappe s’approchait, servies par une écriture fine et élégante.  Ce n’est que lorsqu’il entendait une espèce de rôt de satisfaction que le serveur prenait la commande. Alors, le patron se précipitait pour mettre une nouvelle nappe et emportait celle qui était maintenant noire. Chaque soir, il essayait de la déchiffrer et, même si certaines expressions lui restaient obscures, il savait que les manuscrits de grands écrivains acquièrent de la valeur avec le temps.

Il n’était pas un grand écrivain. Il n’avait jamais rien publié ; il n’y songeait même pas. Les mots couraient en lui, ils l’imprégnaient si profondément qu’il se sentait obligé de les déverser chaque jour hors de lui. C’était  une force intérieure qui tenait sa main et faisait couler l’encre sur la nappe de papier. Peu lui importait ce qu’ils devenaient, s’ils finissaient à la poubelle ou dans un écrin. L’important était qu’il se vide d’eux pour laisser la place aux suivants.

Car chaque jour, il écrivait. Des poèmes, bien sûr ; des pamphlets à l’ironie mordante ; des notes prises sur le vif ; des instantanés qu’il empruntait aux autres ou que les autres lui offraient. Le tribut qu’il payait pour ce vol était justement ce témoignage quotidien qu’il leur rendait sans qu’ils le sachent et cette gratuité en était le prix.

La solitude qui l’entourait et qu’il acceptait lui laissait tout son temps pour s’adonner à sa passion. Rien, ni personne ne le retenait chez lui.  Ses enfants l’avaient délaissé depuis des lustres, sa femme aussi. Il pouvait rester dehors aussi longtemps qu’il en ressentait la nécessité. Il s’étonnait toujours lorsque les lumières éclairaient les rues ; les heures s’écoulaient si vite avec les mots pour compagnie.

Les mots gommaient les heures mais ils ne les empêchaient pas de s’accumuler sur sa peau, dans ses artères. Il ne s’en inquiétait pas mais le patron le voyait vieillir. La plume était toujours aussi allègre mais les jambes commençaient à peiner. Il se déplaçait avec moins d’entrain, freiné par l’ankylose et les rhumatismes. A force de remuer les mots dans sa tête, il le faisait de moins en moins dans son corps et celui-ci se gâtait, se flétrissait.

Un jour, ses enfants réapparurent et décidèrent de le mettre en maison de retraite. C’était un havre de paix pour personnes âgées. La vieille bâtisse était cernée d’un jardin fleuri dans lequel il prit ses habitudes. Chaque matin, après le petit déjeuner, il sillonnait une par une ses allées en quête d’une sensation, d’une émotion. La rose qui exhalait son parfum, le chat du directeur qui faisait crisser les cailloux en détalant brusquement, un oiseau qui déroulait un invisible serpentin dans le ciel limpide.

Et toujours son esprit lucide l’incitait à transcrire un détail cocasse, une anomalie, une bêtise qui échappaient aux autres mais que son œil vif percevait avec acuité. Il avait noté sur son calepin que Jeanne avait été oubliée trois heures en plein soleil au mois d’août dans un coin reculé du jardin où personne ne s’aventurait. Qui l’y avait amenée, elle qui se mouvait avec tant de difficultés ? Il ne s’en souvenait pas mais son papier en témoignait : le laxisme gagnait la maison de retraite.

Et même la cuisine : de la purée avait été servie trois midis de suite. Les vieux n’ont plus de dents mais quand même ! La diététicienne manquait à tous ses commandements. Sa feuille le prouvait et elle ne se trompait pas.  

- Mais M. le directeur n’est peut-être pas au courant.

Le directeur qui l’avait convoqué dans son bureau en compagnie de l’infirmière chef ne répondit pas. Il se contenta d’exhaler un profond soupir.

- M. Georges, vous êtes une forte tête ! Voyez-vous, notre établissement jouit d’une réputation honorable dans le département et je ne peux supporter de la voir salie par le premier venu. Qui êtes-vous, pour critiquer la façon dont je mène la maison et qui a de tout temps donné satisfaction ? Vos carnets que madame Henriette a découvert par hasard révèle que vous prenez un malin plaisir à railler le personnel et certains pensionnaires. Qui me dit qu’ils ne circulent pas en ville ou même dans nos couloirs ? C’est une révolution que vous voulez fomentez ou quoi ? demanda le directeur en haussant la voix pour l’intimider. Nous avons déjà brisé quelques individualités telles que la vôtre, sachez-le et je continuerai. Si vos enfants ne m’avaient pas supplié de vous garder, je vous aurais renvoyé dans votre famille. Aussi, je ferme les yeux pour cette fois-ci mais je vais devoir vous punir : j’ai prié madame Henriette de vous priver de toute possibilité d’écrire. Elle va donc supprimer tous les stylos, crayons et autres ustensiles du même type que vous possédez. Vos carnets ne vous seront pas rendus, évidemment.

En sortant, il avait baissé la tête comme un enfant penaud de son effronterie. Dans sa chambre, comme le directeur l’avait dit, il n’avait pas retrouvé ses crayons et ses stylos. Par contre, les feuilles de papier n’avaient pas été touchées. Mais qu’en faire sans de quoi les remplir ?

Pendant quelques jours, il s’était contenté de retenir les mots dans sa mémoire, espérant qu’ils ne se bousculeraient pas trop. Hélas, ils affluaient avec une telle rapidité que les plus récents effaçaient les plus anciens qui sombraient dans l’oubli.

Alors, il avait essayé de les partager avec les  pensionnaires mais l’esprit de la plupart défaillait et les autres avaient du mal à suivre sa démarche littéraire. De guerre lasse, il avait renoncé.     

Ecrire représentait une nécessité vitale. C’était un enjeu de vie ou de mort. Au fond de lui, quelque chose commençait à se défaire, le lien qui l’attachait à la réalité se dénouait. S’il n’écrivait pas, sa raison vacillerait. Il en était encore conscient mais pour combien de temps ? Il devait déjouer la surveillance de ses gardiens qui fouillaient chaque jour ses poches et ses tiroirs.

Le pensionnaire qui occupait la chambre voisine était paralysé et grabataire. Par la fenêtre, en revenant de ses promenades quotidiennes, il jetait un œil sur le bureau qui ne servait plus à rien. Dans un porte-crayon, se dressait un crayon noir dont la mine épointée à la perfection paraissait le narguer. Non, elle ne le narguait pas ; elle l’appelait. Elle déployait tous ses charmes pour retenir son attention, pour l’attirer.  Rien n’était plus beau à ses yeux que ce crayon qu’il considérait comme la huitième merveille du monde. Un nouveau phare d’Alexandrie en miniature, voilà ce qu’il était. Un point de lumière dans la tempête qui l’assaillait de toutes parts et qu’il ne devait pas perdre de vue. Lui seul pouvait le sauver du naufrage qui le menaçait.

Il décida de s’en emparer. Armé d’un prétexte idiot, il alla frapper à la porte du voisin. Pas de réponse. Il frappa une seconde fois. Silence. Il prit sur lui et tourna la poignée. La porte s’ouvrit ; le voisin dormait. Il entra précipitamment et la referma derrière lui. Qu’est un crayon pour un impotent alors que, pour lui, il était  une bouée de sauvetage que la bêtise humaine lui interdisait ? Alors, il fit quelque chose qu’il n’avait jamais fait : voler. Il vola le crayon et retourna dans sa chambre, le coeur battant.

On avait oublié quelques feuilles de papier dans un tiroir de son bureau. Il laissa vagabonder sa main sur la première page qui fut noircie au bout d’une demi-heure. Elle retrouva instantanément ses déliés en un geste souple qui le rassura : il n’avait rien perdu de ses mots. Plus ils s’écoulaient hors de lui, plus le calme le gagnait mais son oreille restait aux aguets des bruits extérieurs au cas où on viendrait. On ne vint pas. On ne s’inquiéta pas non plus de son absence au repas du soir. L’heure était largement dépassée qu’il n’avait pas relevé la tête. Lorsqu’il le fit, lorsqu’il comprit que toutes les feuilles étaient pleines, il fut surpris par le noir qui avait envahi le jardin. Neuf heures : on allait apporter son somnifère. Il se coucha vite en entendant du bruit dans le couloir. Il avala le médicament sagement en regrettant d’être à court de papier.

Le lendemain, il vola de nouveau son voisin. Il dormait toujours. Il l’envia car pendant son sommeil, le démon de l’écriture qui l’habitait était assoupi. Dès son réveil, il le possédait à nouveau.

Le bloc de cinquante pages fut rempli en moins de deux jours. Il y consigna, comme il l’avait toujours fait, des anecdotes, des petites choses insignifiantes de la vie quotidienne de la maison. Il savait que si on le découvrait, la punition serait plus grave. Il avait enfreint la décision du directeur et celui-ci ne lui pardonnerait pas. Mais il savait aussi que son témoignage prenait tout à coup valeur d’exemple et il se sentit solidaire des écrivains clandestins dont les écrits sont lus sous le manteau. Coûte que coûte, il devait poursuivre.

Un jour, pourtant, ses feuilles furent découvertes. Sans doute, madame Henriette avait forcé la serrure du tiroir où il les enfermait à clé. Il craignit d’être convoqué par le directeur mais il ne se manifesta pas. Madame Henriette restait invisible. On lui avait supprimé son crayon. Il lui était à nouveau impossible d’écrire.

Il sortit dans le jardin. Il murmurait des mots qui s’évaporaient dans l’air et qui ne seraient plus jamais les siens. Il était seul, en proie aux pires tourments du désespoir. Sa vie était une suite de malédictions et lui, aussi,  était maudit. Il sentit soudain quelque chose le heurtait. Elle s’était encastrée entre ses jambes qu’un réflexe les lui avait fait resserrées.  Le vent lui apportait une feuille de papier. Elle était blanche des deux côtés. Le destin l’aidait. Il l’enfouit au plus profond de sa poche et partit en quête d’un instrument pour écrire.

Les allées étaient désertes. Un vent mauvais soufflait. Malgré tous ses efforts, il ne trouvait rien. Rien que des cailloux qui crissaient sous ses pas et qui lui paraissaient insupportables. Il ne pouvait se résoudre à rentrer bredouille ; la vie était absurde sans écrire.

Il s’assit sur un banc, décidé à mourir là, la tête dans ses mains. Au bout d’un moment, il ressentit une espèce d’effleurement courir le long de ses doigts. Une plume venait de le toucher ; elle gisait maintenant par terre. Il la ramassa et leva les yeux ; un oiseau s’envola.

Il rentra tout guilleret dans sa chambre et s’installa à son bureau. Dans une main, il tenait le papier ; dans l’autre, la plume. Comment les réunir ? Il devait bien y avoir un moyen. Ses yeux allaient du papier à la plume, de la plume au papier. Durant un long moment, ils papillonnèrent entre ces deux dons du destin à la recherche de l’idée, du chaînon manquant. Brusquement, ils se détournèrent vers son bras. Maintenant, ils faisaient le tour : bras, plume, feuille ; bras, plume, feuille.

Avec le calme de la détermination, il ouvrit le tiroir, s’empara du petit couteau qu’il avait toujours connu là et s’entailla le bras. Un mince filet rouge commença à sourdre tranquillement. Il y plongea la plume et écrivit.

Ce n’est que le lendemain matin qu’on le découvrit exsangue.