Roman pour les jeunes (d'esprit) :

Jérôme ? Oui, c'est moi !

L'histoire: Jérôme a dix ans. Sa famille est bizarre: Sa tata porte un chapeau avec une plume extravagante, sa maman n'aime pas les vêtements mais, surtout, son tonton est dans un fauteuil roulant.

Jérôme n'est pas au bout de ses surprises car ce tonton-là est extra-ordinaire et, comme dit LAROUSSE, "est extraordinaire ce qui sort de l'ordinaire".

 Extrait

 

I

 

          Si vous me voyiez, en ce moment précis: vous auriez peur! Vous craindriez pour ma vie.

Je suis penché par-dessus la balustrade de la terrasse de l'appartement où je vis en compagnie de mon papa et de ma maman. Et il est au quinzième étage! C’est une manie que j’ai prise : regarder en bas. Ca m’amuse de voir passer les gens dans la rue. Ils paraissent si petits que j’ai l’impression d’être plus grand qu’eux. Ils ne peuvent plus me dominer de toute leur hauteur. Je les épie sans qu’ils s’en rendent compte comme un espion surveille, caché derrière un platane, les allées et venues des personnes qui l’intéressent. Moi, mon platane, c’est la balustrade qui me retient. Je la dépasse à peine et, de toutes façons, je m’en sers pour me planquer. Parfois, lorsque j’ai la sensation d’être aperçu, je baisse la tête pour disparaître. Ni vu, ni connu.

De là où je suis, les voitures ressemblent à des Dinky Toys. J’imagine que je les prends dans mes mains et que je crée un formidable embouteillage. Finis les alignements impeccables du parking, les arrêts au feu rouge, les priorités à droite. La première pile pour ne pas écraser une petite mémé qui traverse la rue mais elle le fait si brusquement qu’elle surprend celle qui la suit. La troisième fait un tête-à-queue et se retrouve nez à nez avec la quatrième et ainsi de suite jusqu’à la cinquante-sixième parce que papa refuse obstinément de m’offrir la cinquante-septième. Il dit que si c’est pour faire ça avec mes voitures, ce n’est pas la peine de continuer la collection. La Maserati a des bleus aux portes, la Porsche a perdu sa vitre arrière dans un fabuleux tonneau et la Honda roule sans pneus avant depuis des lustres. Autant dire qu’elles sont toutes bonnes pour le garage. Et quand on a un papa comme moi, maniaque comme ce n’est pas permis, cabosser des petites voitures, c’est quasiment l’assassiner.

Mes parents me répètent sans cesse de faire attention, qu’un faux mouvement est vite arrivé. Ils prennent ma manie de me pencher pour un jeu idiot qui va finir mal, me disent que je ferai mieux d’apprendre mes leçons, que je regarde trop la télévision. Enfin, que je dois vieillir plus vite qu’eux à mon âge, quoi ! Ils font leur boulot de parents et moi, j’essaie de vivre ma vie d’enfant. La routine.

Si vous continuer à crier comme ça, vous allez ameuter tout le quartier! Et en plus, vous risquez de m'effrayer et de provoquer un sursaut qui me jettera dans le vide.

Je suis trop jeune pour mourir. Je viens juste de fêter mes dix ans. Vous voulez ( euh, voulez-vous ) un restant de gâteau? Maman les prépare très bien. Celui-là est au chocolat. J'ai toujours aimé le chocolat au point d'en désirer à tous les repas. Papa dit que le chocolat fait grossir mais Maman affirme qu'il est bourré de vitamines et que les vitamines, c'est très bon pour la santé.

- Ce n'est pas une raison pour en abuser! renchérit mon père dont l'esprit de contradiction est hyper développé.

Et la polémique s'engage. La discussion n'en finit pas car chacun croit que son opinion est la bonne et n’en démord pas. Moi, pendant ce temps-là, je file dans ma chambre avec, devinez quoi ? ...du chocolat.

Pendant qu'ils se disputent, je suis bien tranquille. Je suis étalé sur mon lit avec mon Walkman, comme disait Decaux qui refusait l'Europe linguistique, sur les oreilles. J'écoute Madonna. Elle est super, cette nana! Dommage qu'elle vieillisse parce que, parfois, je la trouve ringarde. Place aux jeunes! A la retraite, la vieille!

Si Papa m'entendait, il se fâcherait. Lui qui a horreur des gros mots. Enfin, il n'est pas là : j'en profite. Il est trop occupé avec maman. Il y a comme des bruits d'assiettes qui se cassent par terre. Elle n'aime pas faire la vaisselle. Évidemment, c'est une solution! Quoiqu'un peu onéreuse. Le quincaillier du coin se réapprovisionne régulièrement et se réjouit lorsqu’elle pousse la porte de son magasin. Il garde toujours en stock son coloris préféré. Maman les achète par douze. Elle affirme qu'une, ce n'est pas suffisant surtout quand on est trois à table.

Mon esprit pratique me pousse à penser qu’il vaudrait mieux carrément acheter des assiettes en carton. Elle dit que ça serait moins drôle.

Pour mon anniversaire, il y avait des assiettes et des belles. Offertes par ma grand-mère. En les donnant, elle a dit:

- Elles valent cher. Ca me ferait plaisir si vous les remettiez sur la table le premier mai!

Je rappelle à ceux qui l’ont oublié que je suis né un premier avril. Tenir un mois, dans ma famille, pour une assiette, relève du miracle. Autant l’avouer tout de suite : je ne crois pas au miracle.

Vous voulez connaître l'objet de ma curiosité? Je vais satisfaire la vôtre: j'essaie de voir comment fait tonton pour monter le trottoir. Vous trouvez que c'est une question saugrenue d'autant que la réponse vous vient tout naturellement aux lèvres: "Il monte le trottoir en pliant les genoux comme il grimperait un escalier".

Cela paraît évident et votre remarque démontre la pertinence de votre esprit. J'aurais émis la même avant de faire connaissance avec mon tonton. Seulement voilà: mon tonton n'est pas un tonton ordinaire. Il est extraordinaire! Et comme dit Larousse que je fréquente assidûment: "Est extraordinaire ce qui sort de l'ordinaire". Tout à fait mon tonton!

Chacun cultive ses petites manies: maman s’habille n’importe comment, papa déteste le look de maman, tata vit un chapeau continuellement vissé sur la tête.

Tonton, lui, se déplace en fauteuil roulant.

Quand j'étais petit, j'ai tout de suite vu l'intérêt de la chose: Je m'asseyais sur ses genoux et nous allions nous balader en ville. Je m'évitais des fatigues inutiles et ça lui faisait plaisir. Nous étions contents tous les deux et les passants riaient sur notre passage.

La première fois, Maman a crié:

- Faites attention, les enfants!

Tonton m'a fait un clin d’œil pour me faire comprendre qu'il n'était pas un enfant et que ce pluriel ne le concernait pas. Mais il a tout de même redoubler de prudence pour qu'il y ait une deuxième fois. Moi, je m'accrochais à lui bien solidement pour ne pas tomber. Mon plus grand plaisir, c'était quand on descendait les trottoirs. On dévalait la pente qui relie le trottoir à la rue et, inévitablement, on riait aux éclats. Tonton m’a dit qu’on appelle ça un « bateau ». Moi, je croyais que les bateaux voguaient sur l’eau. Les architectes ont de drôles d’idées !

Remonter de l’autre côté de la rue, sur un autre trottoir, c'était moins amusant mais il fallait continuer à avancer.

J'aime bien mon tonton: il a toujours quelque chose d'étonnant à faire. On ne s'ennuie jamais avec lui.

Un autre de nos plaisirs était plus dangereux surtout pour les gens debout qui étaient devant nous. Tonton appelait ça : l’auto tamponneuse. C’était extra. Le jeu consistait à foncer à toute allure sur un trottoir et à éliminer le plus grand nombre possible de valides. Non ! Je blague. Recevoir un cale-pied de fauteuil électrique dans les tibias fait drôlement mal. Les gens d’ailleurs n’ont pas du tout envie de rire mais ils n’osent pas trop râler vu que tonton est handicapé et que conduire un fauteuil roulant n’est pas facile. Donc, prenez un trottoir bien fréquenté à une heure de pointe, calez-vous bien dans votre fauteuil pour tenter de rester maître de la situation ou des aléas de la circulation piétonnière. Le passager a intérêt à s’accrocher aux accoudoirs sinon il peut passer par-dessus bord. Faites vrombir les moteurs, prêts aux exploits les plus insensés et zigzaguez le plus naturellement du monde l’œil à l’affût du moindre interstice de goudron libre qui fera gagner un mètre à votre drôle de machine. Priez le bon Dieu pour que tout se passe comme prévu, c’est-à-dire que la personne visée aie la présence d’esprit de s’écarter avant le choc final sinon le SAMU sera le seul recours pour sauver le malheureux. Ah ! J’oubliais : une bonne assurance tous risques est vivement conseillée !

Maintenant que je suis grand, le jeu me paraît complètement idiot. Chaque âge, ses plaisirs.

Depuis qu'on s'est installés à Grenoble, je vois tonton tous les jours. On habite le même immeuble. Alors, évidemment, les relations sont plus simples surtout que je n'ai que le palier à traverser. Quand mes parents ne peuvent plus me supporter, ils me crient:

- Va chez tonton. Avec lui, tu es sage!

C'est vrai qu'avec lui, je suis gentil. Avec mes parents aussi mais ce n'est pas pareil. Lui me traite d'égal à égal. Près de lui, j'oublie que je suis un enfant. Il ne m'interdit rien: si j'ai envie de regarder une cassette de Walt Disney, il est d'accord; si j'ai envie de lire un conte, il dit oui. Il ne dit jamais non.

Mes parents, par contre, passent leur temps à me contredire. Cela en devient une sorte de jeu: il suffit que je propose quelque chose pour qu'ils refusent. Mais j'ai découvert le truc (en fait c'est tonton qui m'a soufflé l'idée): désormais, je demande le contraire de ce que je veux. Je fais semblant de leur obéir en rechignant mais au fond de moi j'exulte. Pas bête, le gamin, hein? Pour le moment, ils n'y voient que du feu mais un jour ils comprendront. Bah, je trouverai autre chose! Mon tonton regorge d'imagination!

Ca sert d'avoir un tonton intelligent! Moi, quand je serais grand, je lui ressemblerais. Bien sûr, je marcherai toujours. C'est quand même mieux d'être debout qu'assis dans un fauteuil roulant, même s'il est électrique. Je ferai des grandes études. J'irai à l'université comme lui. Peut-être même que j'aurai une licence de Lettres. Enfin, on verra.

Ca y est. Il est rentré. Je vais l'attendre près de l'ascenseur et l’aider à ouvrir sa porte. Ca ira plus vite ! Et puis, je suis pressé de voir la télé.

- Bonjour tonton!

- Salut, Jérôme. Tu veux voir la télé?

- Comment t'as deviné?

- Mon petit doigt m'a dit: Ton neveu t'attend avec impatience pour regarder la télé. Ton père te l’a encore interdite ?

- Oui. Donne-moi la clé...

À peine la porte ouverte, je me précipite pour l'allumer:

- Tonton, où t'as planqué la télécommande?

- Veux-tu parler correctement!

- Tonton, où as-tu caché la télécommande?

- Ce n'est pas mieux comme ça ?

- Dis, tu vas répondre oui ou non?

- Sur la table.

- Enfin!... C'est pas trop tôt!

Tout en regardant la télé, je jette un œil de son côté pour voir s'il a compris que je plaisantais et pour m'assurer qu'il n'a pas besoin d'aide. Mais non, le voilà près de moi. Qu'on est bien tous les deux!

 

  

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